Patrick Levy
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Extrait
SÂDHUS, un voyage initiatique chez les ascètes de l'Inde


Chapitre 1


Premier jour



Il faisait encore noir sur le Gange. Derrière nous, une ampoule suspendue à un fil répandait une lueur jaunâtre sur le portail du temple et trois chiens enroulés sur eux-mêmes. Un petit croissant de lune dérivait lentement dans le ciel et un clapotis de vaguelettes expirait sur la rive. Assis à côté d’Anandababa, un pas derrière lui, je contemplais ma première nuit d’errant. J’avais eu froid enroulé dans ma couverture en gros fils de coton gris sous le banyan de la cour du temple. Mais une bufflesse est venue se coucher près de moi. La chaleur du corps massif et tranquille de cette divinité qui règne au raz des pâquerettes m’a assurée une belle nuit bercée de profonds soupirs. Une nativité.

Nous sommes sâdhus, moines mendiants sans domicile, marcheurs mystiques, renonçants, philosophes, adeptes du non agir, adorateurs de Shiva, fumeurs de haschisch, faiseurs de miracles, holymen. Swami Anand Vishvatma Saraswati Baba est mon guru*, mon guide. Il m’appelle Prassad, l’Offrande.

Il a une quarantaine d’années, le corps effilé d’un homme qui saute des repas, la peau marron clair un peu ridée autour des yeux, le nez fin. Sa large bouche trace un sourire permanent sur son visage long et mince. Il rit souvent. Trois gros traits de cendre horizontaux barrent son front et une mince ligne vermillon monte entre ses yeux. Il porte, couleur feu, une bande de coton faisant une longue jupe, un drap autour de la poitrine et un turban d’où émerge un haut chignon de dreadlocks.

Les sâdhus forment un ordre vieux de plus de cinq mille ans. De maître à disciple, ils descendent des rishi*, les voyants originels dont les histoires sont contées dans les plus anciennes légendes et les premiers livres, et qui se déclarèrent premiers nés de Brahmâ, surgis de son souffle créateur. Ils conçurent les Dieux et racontèrent leurs mythes. Les hymnes antiques du Rig Veda*, dont ils furent les auteurs, chantent leurs louanges : Ils portent le ciel et la terre, ils prennent le vent pour monture, ils connaissent le lien de l’Être et du non-Être... Ils enseignaient aux Dieux, conseillaient les princes et maudissaient ceux qui devaient mourir. Alexandre le Grand les appela gymnosophistes. Bouddha pratiqua de terribles mortifications avec cinq d’entre eux avant de les abandonner pour fonder la voie moyenne. Shankarâchârya organisa leur pensée en écoles.

Hier à l’aube, nous avons quitté Bénarès en autobus. Nous en sommes descendus vers midi dans un paysage plat composé d’un damier de parcelles brunes et vertes. Au bout d’un chemin de terre flanqué de rizières au repos et de petits champs de jeunes blés drus, nous sommes arrivés à un grand village, au bord du Gange. Maisons agglutinées, cubiques, d’un ou deux étages aux toits en terrasse, chaulées blanc, dont les portails s’ouvraient sur des courettes bétonnées occupées par quatre ou cinq bufflesses. Parsemées de brins de paille, les rues pavées semblaient dorées et, au bas des murs, les pâtés de bouse, marqués des empreintes des petites mains qui les avaient modelés et plaqués, durcissaient au soleil.

Heureux de voir du nouveau, des enfants nous suivirent en chahutant. Des adolescents les chassèrent et prirent leur place. Hari Om ! nous salua un chef de famille, puis un autre. Une femme en sari rouge : Chaï*, Baba* ? Une jeune fille nous apportait déjà des timbales de lait tiède légèrement sucré. Dudh, Babaji* ? proposa-t-elle en s’inclinant gracieusement.

Nous arrivâmes sur les ghat*, l’accès dallé au fleuve. Anandababa a joint ses mains et s’est incliné en glorifiant : Ganga Ma ; je l’ai imité. Nous nous sommes assis sur nos couvertures pliées en quatre à l’ombre d’un jeune banyan, entre un temple et la rive.

Les jeunes gens de notre escorte m’accablèrent de questions sans intérêt : combien, où et quand ? Anandababa leur expliqua que j’étais un Occidental, venu de France pour prendre la robe safran et la voie du renoncement, mais que je n’étais samnyâsin* que depuis hier. Il leur fit remarquer que je portais kurta* et pyjama blancs, la couleur des novices, et les prévint que je parlais l’hindi. Comme ils poursuivaient leur interrogatoire, mon guru m’enseigna devant eux une formule magique.

« Agar aap in prasno ko rokna chahte ho to kaho : Sadhu ka koï bhoot kaal nahin. Pour faire cesser ces questions, dis : un sâdhu n’a pas de passé. »

C’est ce qu’il avait répondu pour enrayer ma curiosité quelques jours auparavant.

« Mais kaal veut aussi dire demain, observai-je.

— Un sâdhu n’a pas d’avenir non plus », assura-t-il en s’esclaffant.

Cela nous fit tous rire.

« Namah Shivâya! Chanti, chanti, chanti... » ajouta-t-il avec solennité. Mots du sacré qui convoquent la vigilance. Et tout se calma.

Trois barques grinçaient mollement à leurs amarres au bas des marches. Le large Gange scintillait sous le soleil en s’écoulant devant nous dans une lenteur majestueuse. Au loin, un pêcheur dans sa barque remontait son filet. De l’autre côté du fleuve, liserée de frondaisons, une vaste bande de sable s’étendait jusqu’au ciel. Dans ce paysage vide et plat, le temps semblait indolent depuis toujours.

Nos jeunes compagnons goûtèrent à la passivité avec nous, puis s’en allèrent faire autre chose. Anandababa glissa sa main dans son sac et en retira son shilom* puis commença à préparer le mélange de haschisch et de tabac... Croâ croâ. Un corbeau se percha sur un lampadaire et croassa. Anandababa l’observa et lui sourit avant de répondre à la salutation avec gravité : Croâ croâ croâ ! d’une voix crédible. De sa barque : Ram Ram ! Le pêcheur nous saluait de loin. Namah Shivâya! cria mon guru, je salue Shiva. Deux brahmanes pujari*, chignons huilés et cordon de caste barrant leurs poitrines nues, se présentèrent pour recevoir notre bénédiction. Om Narayan ! Namah Shivâya! Anandababa étendit devant lui une bande de coton blanc. Les deux prêtres s’y assirent. D’où venez-vous, Babaji ? Où allez-vous ? Ils s’intéressèrent aussi à moi, Anandababa leur dit que j’étais un Français venu prendre la voie du renoncement, etc. Nous échangeâmes quelques propos anodins , puis mon guru leur dit :

— Le roi qui croit manquer de quelque chose souffre des affres de la pauvreté comme un mendiant. De même, l’homme qui croit être son corps est assujetti à la naissance, à la maladie et à la mort. Mais s’il s’affranchit de cette croyance, il retrouve la joie. Sous l’influence de mâyâ celui qui est parfait pense ne pas l’être.

Dans la philosophie hindoue, mâyâ*, souvent traduit par illusion ou ignorance, nomme le pouvoir de projection de la faculté mentale qui transforme ce qui est perçu en la croyance que ce qui est perçu est vrai. Ainsi se forge une méprise fondamentale symétrique : la croyance en notre propre existence comme une entité séparée. Anandababa m’en parlera souvent.

« Celui qui est dans le soleil est aussi dans l’homme, dit une upanishad*, approuva l’un de nos hôtes.

— Babaji est un jivan-mukta, un être réalisé, sembla à la fois attester et interroger l’autre.

— Comment le seul Être, le Soi unique, pourrait-il se diviser en deux pour dire qu’il n’a pas réalisé son autre moitié ? répondit mon maître en souriant.

— Haré Haré* ! apprécièrent-ils en s’inclinant.

— Shilom, Panditji* ? proposa mon guru.

— Nahï, nahï.

Ils déposèrent un billet de vingt roupies sur sa couverture et un de cinq sur la mienne, puis se retirèrent.

Anandababa acheva de préparer le shilom, fourragea dans son turban et en sortit une boîte d’allumettes, me la tendit, leva la pipe conique devant lui et prononça haut et fort et longuement, comme un chant liturgique, une action de grâce, une proclamation, une réclame et un vœu tout à la fois : Aaallaaak ! Unique prière de ce rituel.

« Qu’est-ce que Allak*, Babaji ?

— L’imperceptible, le sans forme, le joyau ! s’exclama-t-il. Le souhait de recevoir le darshan*, la vision de l’Être. L’aspiration à être présent à soi et conscient de tout ce qui est ici. Tout est darshan* du suprême.»

On ne parle pas pendant que le shilom tourne et encore un moment après. On accueille ce moment charnière où, sous l’effet du cannabis, le cerveau se transforme, déchire le voile de l’habitude et traverse l’illusion.

Nous avons traversé le voile, déchiré l’illusion, savouré la vision, gardé la vigilance et habité la présence... Un enfant nous apporta deux timbales de chaï. Haré Haré Mahadev ! Dieu est puissant puisqu’il s’occupe si bien de nous.

Un brahmane ventru qui portait d’épaisses lunettes sortit du temple et, se postant face au Gange, appela Durga à plein poumon et en sanskrit. Cela avait un air à la fois comique et pathétique.

« Il est si myope que Durga va devoir s’approcher très près, mais il crie si fort qu’elle va prendre peur », remarquai-je.

Anandababa éclata de rire.

« Il appelle sa mère ! me corrigea-t-il, car Durga est la shakti* de Shiva, son pouvoir créateur, et ainsi elle est l’origine de toute chose. »

Le brahmane s’assit sur une serviette blanche, alluma un morceau d’encens gros comme le pouce et récita sa puja* en le tenant entre ses doigts. Il termina par trois Om* performatifs. Avant de rentrer chez lui, il nous offrit les ladu*, boulettes de riz sucrées, qu’il avait apportées comme offrande et dont le divin avait pris la quintessence.

Quelques minutes plus tard, un homme vint nous parler. Hari Om* ! Namah Shivâya* ! Il se courba pour effleurer les genoux d’Anandababa puis porta ses doigts à ses yeux. Anandababa reçu l’hommage avec indifférence, comme il se doit. Hari Om. Comme il se penchait devant moi, je me hâtai de le relever.

C’était l’un des propriétaires terriens qui nous avait salués à notre arrivée. « D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Avez-vous besoin de quelque chose ? » Anandababa lui expliqua que j’étais un étranger... la robe safran... Il ajouta : « Il le fait rire. »

Il ne se servait jamais de la première personne du singulier ou du pluriel. Il parlait de lui-même comme ce corps-ci ou il... mais son il pouvait aussi désigner n’importe qui d’autre. Tout était alors inclus avec lui dans un même impersonnel unifiant. J’ai parfois gommé ce trait dans les dialogues rapportés ici pour en faciliter la lecture.

L’homme prit notre darshan en appréciant la sérénité de notre compagnie, puis se leva pour partir. Anandababa lui offrit alors un ladu et m’en tendit un aussi.

Un homme d’une quarantaine d’année lui succéda. Hemachandra Vaninath était marchand de tissus et de châles. Il souhaitait fumer un shilom avec nous. Je fus chargé de le préparer. Ils devisèrent sur un vers de Kabir : Chevauche la monture du silence pour retrouver ton guru.

« Le silence qu’est-ce que c’est, peut-il le dire ? l’interrogea mon guru.

Hemachandra Vaninath réfléchit puis se récusa humblement :

— C’est une trop grande question pour moi, Babaji. »

Bom Bom Bolé Bolénat ! Allak ! Le shilom tourna.

Silence…

Nous avons communié avec notre visiteur dans la conscience d’un moment sans paroles. Le vent frissonna dans la poussière. Le pêcheur abattit son filet sur l’onde. Un dauphin bondit hors de l’eau et y replongea. Une volée de moineaux traversa le ciel en frétillant...

« Le silence, c’est ce qu’il n’entend pas, reprit Anandababa. Bien qu’il ne l’entende pas, par le silence, il connaît quelque chose de l’inconnaissable. »

Silence.

Le fracas que fait la chute d’une feuille morte entre les branches d’un banyan lorsque tout est quiet !

« Il y a un silence entre deux pensées, reprit Anandababa, et s’il y est attentif, il connaît l’inconnaissable par ce chemin aussi. Le guru est partout. Mais le silence est un bon véhicule pour le retrouver », conclut-il.

Hemachandra Vaninath déposa une guru-dakshina* de vingt roupies, le salaire de l’enseignant, sur la couverture d’Anandababa. Mon guru le bénit : Sarvam khalvidam Brahman*… tout ceci est Brahman, offert par Brahman et reçu par Brahman, et lui offrit un ladu. Notre hôte partit s’occuper de ses affaires.

Les passants nous saluaient de loin ou de près. Hari Om ! Ram Ram ! Namah Shivâya! Anandababa souriait. Il semblait considérer le monde avec un amusement bienveillant. Nous étions au printemps ; les jours étaient agréablement chauds.

L’ombre du temple recouvrit peu à peu la ghat.

Après le coucher du soleil nous avons rejoint une douzaine de sâdhus chevelus et enturbannés dans la salle à colonnes d’un temple voué à un Vishnou glorieux à quatre bras armés. Disposées ici et là entre les socles des colonnes de pierres grises, les couvertures des babas traçaient des allées, des impasses, des quartiers, et transformaient cette salle en un petit labyrinthe habité. L’un étudiait un traité sanskrit qui lui donnait à réfléchir car il hochait la tête, un autre lisait le Times of India en réajustant ses lunettes toutes les dix secondes. Les autres formaient des groupes et discutaient tranquillement.

« Ram Ram !

— Hari Om !

— Namah Shivâya!

— D’où venez-vous, Babaji ?

— Ils étaient là et ils sont maintenant ici, répondit joyeusement mon guru. Telle est la magie de mâyâ. Et pourtant sont-ils jamais ailleurs ?

— Moi je réponds que je viens de l’Inde, intervint un jeune sâdhu.

— Babaji veut-il poser son âsan* ici ? proposa un renonçant qui ressemblait à Tagore.

— Il ne peut pas imaginer une seule place où il ne soit pas », lui assura Anandababa au second degré de l’impersonnel. En riant.

Cette réponse, je l’ai constaté par la suite, le propulsait dans la catégorie des personnes qui méritaient de la considération. Elle annonçait un érudit et un homme qui a du savoir vivre, qualité appréciée chez les renonçants.

« Votre sagesse est comme un million de soleils », lui rétorqua l’autre, qui ne manquait pas de style.

Anandababa accepta en souriant la place qu’on lui montrait. J’étendis ma couverture derrière lui, puis fis le tour des babas pour leur présenter mes respects. D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Avez-vous besoin de quelque chose ? « L’immuable a la liberté pour forme, » me dit le lecteur des traités. Le shilom tourna ici et là plusieurs fois. Un repas pléthorique fut servi par les brahmanes du temple et leurs employés. — Riz, Ramji ? Lentilles, Ramji ? Légumes, Ramji ? Lait caillé, Ramji ? Chapati, Ramji ? Chacun dîna dans son coin.

Ils s’appelaient entre eux Maharaj, Guruji, Panditji. Le plus jeune devait avoir quatorze ou quinze ans, le plus âgé soixante-dix. Ils étaient originaires de tous les milieux sociaux et de différents états du sous-continent, et bien qu’ils se fussent rencontrés deux heures plus tôt semblaient se connaître depuis longtemps tant ils étaient simples et prévenants. Ils formaient une société hétéroclite rassemblée, non pas dans une précarité morbide, mais au contraire dans une sainte nonchalance. À une certaine hauteur.

Je me suis couché sous les étoiles dans la cour en terre battue. Avant de m’endormir, je me suis su fils de la Terre et du Ciel pour la première fois de ma vie.

Anandababa m’a réveillé bien avant l’aube ; nous avons pris un bain dans le Gange sombre, lisse et froid. Nous méditions sur les ghats, face à l’Est.

« Observe la lueur qui précède le jour pénétrer lentement le noir du ciel, monte avec elle, m’avait dit mon guru. Ne rate pas le premier rayon du soleil. C’est le darshan de la lumière. L’étincelle de l’illumination. » J’ai raté ce moment charnière. Ma méditation n’avait été qu’un dialogue intérieur.

Le soleil se levait au-dessus la bande de sable de la rive opposée et sa bordure de feuillages dans le ciel encore indigo à l’horizon mais déjà azur, presque lavande dans ses hauteurs. Dans les nuances ternes de l’aube et son silence humide.

Les bateliers se sont réveillés l’un l’autre en s’appelant : Rajar ! Krishna ! Gopal ! Chitraksh !

Anandababa se leva. Nous saisîmes nos sacs et, couvertures sur l’épaule, komandalu* à la main, nous partîmes.

J’avais appréhendé ce passage d’abrité à SDF. Le choc n’était pas trop rude finalement. Ce qui nous effraye est souvent plus menaçant en pensée qu’en réalité. Anandababa dit qu’il ne peut manquer de rien puisque le monde, assure-t-il, est le reflet de sa conscience. Mais je n’ai ni cette assurance ni encore la hauteur de mes pairs.

 

*

 

« D’où venez-vous, où allez-vous, quel est le but de votre séjour parmi nous ? s’enquit le chef du village que nous traversions. Il jouait aux cartes sur un lit de bois avec ses amis devant le portail de sa maison.

— Il n’y a qu’une seule mère pour tous. D’elle ils naissent, d’elle ils se nourrissent, en elle ils vont et demeurent », répondit Anandababa.

Les villageois s’empressèrent d’organiser l’hospitalité. Les pères donnèrent des ordres aux fils aînés qui transmirent aux cadets, qui transmirent aux sœurs, qui exécutèrent. De jolies jeunes filles apportèrent du chaï, des biscuits, des bananes, du biryani aux légumes accompagné de puri, des galettes frites.

Les voir porter à leurs yeux la poussière de mes pieds me sembla un hommage immérité et m’émut profondément, bien que cette manière ancestrale d’exprimer le respect ne fût pas vraiment adressée à ma personne mais au sacré dont j’étais un instant l’instrument et le dépositaire.

Les livres saints hindous sont pleins du conseil de rechercher la compagnie des saints. Les sâdhus — le mot signifie homme bon ou saint — marchent dans les rues, se tiennent près des temples, campent sous un arbre sacré, résident dans les ashrams* et les akharas*, à côté de partout. Ils sont visibles, disponibles et accueillants. On les appelle baba, père. On va au temple pour prier un Dieu, on vient auprès d’un sâdhu fréquenter Dieu, côtoyer la sainteté vivante, demander conseil, solliciter une opinion, s’interroger sur l’au-delà du par-delà, papoter du Tout et des riens aussi, fumer le shilom ou recevoir une bénédiction. Ne rien faire en bonne compagnie. Prendre le darshan : voir et se sentir béni d’avoir vu, être là, entrer dans le regard.

Si l’ambiance est agréable, le conseil judicieux, le darshan vivifiant, et l’odeur de sainteté, le baba devient guru d’un jour pour quelqu’un. Et c’est une bénédiction.

Les hindous adorent adorer. L’adoration, c’est la posture dans laquelle l’ego prend plaisir à se faire plus petit. À admirer avec le cœur on reçoit autant d’amour qu’on en offre. L’adoration contient le nirvana. Il ne s’agit pas de croire quelque chose, mais de bénir.

L’Inde est à la charnière de la modernité. Y cohabitent le char à bœufs et le tracteur, l’eau au puits et le four à micro-ondes, le récipient en argile crue et le sac en plastique, la lampe à pétrole, le groupe électrogène individuel et la centrale nucléaire, la forge artisanale et le premier fabriquant d’acier du monde, le pousse-pousse et la parabole, le charmeur de serpent, et l’usine de composants électroniques, la corruption et le renoncement. Vingt millions de mendiants et cinq cent mille nouveaux ingénieurs diplômés chaque année, dont un bon nombre sont allés prier au temple ou se sont fait bénir par un sâdhu avant de passer leurs examens. Les renonçants représentent, paraît-il, un demi pour cent de la population masculine.

 

 

 

 

 

 

2


Un monde de mots


 

Nous faisions des étapes de durées variant d’une nuit à trois semaines dans une ville sainte, un grand temple, une dharamsâlâ* ou une akhara. Une dharamsâlâ est une auberge plus ou moins confortable réservée aux pèlerins et aux errants, subventionnées par de riches commerçants. Un baba ashram ou une akhara est une sorte de monastère de sâdhus sédentaires qui accueillent les renonçants de passage et que fréquentent, à différents moments de la journée, les grihastha*, chefs de famille et bienfaiteurs. Ils y fument le shilom, discutent de tout, prennent les décisions en attendant paisiblement que pousse le riz ou le blé. Certaines régions en comptent trois ou quatre par village. Dans les villes, les akharas sont souvent précédées d’un temple dont le revenu sert à entretenir un lieu de vie et d’accueil pour sâdhus. Les grandes akharas, fondées du Xe au XIIe siècle, comprennent plusieurs succursales et recensent des dizaines de milliers de babas. Nous y recevions une chambre ou simplement un espace sous un arbre, dans un hangar ou une chapelle où poser nos âsans avec parfois une cinquantaine d’autres.

« Ram Giri, vous avez de la place dans votre chambre.

— Nous ne sommes que deux. »

C’est ainsi que s’arrangeaient les choses.

Lorsqu’il ne se déplace pas, la journée d’un renonçant se déroule dans une nonchalante paresse. Il prend son bain, fait sa lessive, accomplit une cérémonie plus ou moins courte, quelques chants dévotionnels murmurés, un mantra* répété, la lecture d’une upanishad... Il bavarde, reçoit des visiteurs, lit le journal, fume des shiloms et boit du chaï. J’écoutai, je lisais. J’avais avec moi deux petits livres, l’Avadhûta Gîtâ et l’Astâvakra Samhitâ. J’ai trouvé les Antimémoires de Malraux chez un bouquiniste.

La puja de l’âratî, une courte cérémonie collective, rassemble la ronde des sâdhus au soleil couchant. Conversations et chants dévotionnels alternent pendant les veillées. « Shiva Om Shiva Kalpataru... » « Jay Ma... » Chacun se retire à sa guise sous sa couverture, son sac comme oreiller.

Nos bienfaiteurs, coolies, directeurs de banque, commerçants, chômeurs professionnels, se pressaient autour de nos pipes sacrées et de notre darshan. Nous sommes un refuge pour les esseulés, les paumés et les intempérants du cannabis, nous sommes une vision bénie pour les dévots et leur servons d’idoles de chair. Nous dissertons avec les érudits. Nous enseignons, nous conseillons, nous bénissons… Nous embellissons les jours de ceux qui nous côtoient.

Nous bivouaquions aussi au bord des rivières, à l’abri d’un rocher et d’un arbre. Nous partagions le kutir* isolé d’un baba. Nous dormions sur la véranda d’un paysan qui nous invitait à bénir sa demeure… Il nous gavait de lait tout juste sorti du pis des bufflesses. Heureux le peuple qui fait de la charité un désir. Car rien ne fait autant de bien que de faire du bien.

Dans toutes les villes et de nombreux villages, certains lieux sont toujours habités par des babas bien que ce ne soit pas les mêmes d’un jour à l’autre… un grand arbre, le côté d’un temple, une ghat... nous y rejoignions une ronde de sâdhus autour de l’âtre sacré, le dhooni*. Ceux qui sont installés à long terme hébergent les errants de passage. Ils possèdent des ustensiles de cuisine, un scooter, un transistor... Quelques bâches de plastique font un toit, une idole sur une pierre fait un temple. Nous prenions notre bain dans une rivière ou sous une pompe.

Avec une couverture, un lungi*, un bout de ficelle et un bâton, d’un petit espace le long d’un mur on peut aménager un refuge magnifique. Sous cette tente, protégé du soleil et des regards, je contemplais le monde pacifiquement. Et à l’abri de l’humidité, la nuit, j’y dormais bien.

Souvent, nous aurions pu trouver un gîte plus confortable, mais mon guru en décidait autrement. Et ainsi nous traversions constamment des modes de vie très différents.

Lorsque nous habitions la rue, je devais aller recevoir notre repas aux endroits où la nourriture était distribuée. Après la puja du matin, le temple de Shiva offre du riz aux légumes... La rumeur se propageait. Il y a une offrande de puri au temple de Mankarmahini... Anandababa refusait de s’y rendre. Disciple qui ne laisse pas son maître jeûner, j’attendais accroupi avec une cinquantaine de sâdhus.

Il arrivait que le repas dût être payé d’une heure et demie à chanter Ram-Sita Sita-Ram avec conviction. Prière contre nourriture. Un scandale ! Si nous n’avions pas d’argent, je préférais la diète. Mais si nous en avions, nous dînions au restaurant.

La pauvreté indienne est effrayante. Le vélo-taxi et le coolie travaillent comme des bêtes de somme pour le prix de leur nourriture. Des familles vivent dans la rue. Des enfants vêtus de haillons tendent la main. Mais nous, les renonçants, ne sommes pas pauvres. Nous pouvons être insouciants... avec insouciance. Nous ne possédons que ce que contient le sac que nous transportons, mais on nous offre beaucoup. Un nombre suffisant de bienfaiteurs aisés et d’institutions subviennent à nos besoins ; nous ne manquons de rien durablement. Ainsi, dans le dénuement, nous sommes des princes.

Tu es voué à agir, dit Krishna dans la Bhagavad Gîtâ en s’adressant à l’Homme. Non, je ne le suis plus, lui répond le sâdhu. Je ne fais rien. Si l’essence de l’homme est l’action, se libérer de la condition humaine, c’est ne pas agir. L’akarma est notre ascèse.

Ainsi, celle-ci n’est-elle pas centrée sur la compassion et l’altruisme — agir pour le bien d’autrui au nom de Dieu ou d’un principe. Nous suivons la voie du samnyasa : « Le renoncement n’est pas un abandon des choses et des êtres par moi ou pour moi, enseignait Anandababa, parce que ce moi n’existe pas. Vairâgya est un abandon métaphysique qui signifie la dissolution des passions, du moi-mon-mien et de mâyâ, le monde. »

Certains laïcs souhaitent n’avoir aucun rapport avec nous et nous ignorent. Ils nous décrètent paresseux, roublards et drogués, et présument que nous abusons de la crédulité des naïfs. Et cela n’est pas toujours faux. Pour les autres, nous sommes des saints. Ils nous saluent du nom d’un Dieu et se penchent sur nos pieds avec déférence. Ils viennent vers nous contempler la sainteté, la bienveillance, un peu de sagesse parfois, et s’approchent de la félicité dont notre manière d’être est une manifestation. Ils nous offrent argent, vêtements, nourriture, selon leurs moyens, et sèment ainsi des mérites du côté bénéfique de leur balance karmique. Nous servir, c’est servir le divin. À travers nous, le divin les regarde avec douceur. Ils nous supposent l’oreille des Dieux, la clairvoyance et des pouvoirs occultes… De cela je doute, bien entendu. Je ne suis pas un saint, mais nous représentons la sainteté. Nous personnifions l’abstinence, c’est-à-dire l’inaction et la chasteté. On nous remet l’offrande et non l’aumône. Et nous ne remercions pas, nous bénissons.

 

*

 

L’usage du cannabis est un tapas*, une ascèse et une porte du sacré. Le shilom-baba y trouve son lien avec Dieu, un élan plus intense de dévotion, une vision du monde moins engourdie de conditionnements et de ses propres habitudes, ou un mode d’accès au quatrième état de conscience, la posture du témoin[1]. C’est un outil de travail. Serait-il plus authentique d’y parvenir à jeun ? Le baba ne porte pas de jugement sur la pureté de son expérience. Il a renoncé à juger et à classer. Pour lui, la pureté c’est être vrai. Le réel est ce qu’il vit, au présent, dans sa conscience. La transgression des normes, les chemins de traverse et l’intrépidité désinvolte tracent cette voie spirituelle qui est aussi une aventure.

Shiva est un Dieu nocturne, sombre, lunaire dans certaines de ses figures. Destructeur. On le connaît Kapâlamalin, porteur de crânes, les yeux en feu, un cobra enroulé autour du cou. Il habite les champs de crémation avec les vautours et les chacals, en compagnie des ascètes les plus téméraires. Dans les Purana*, on le décrit entouré d’une cour de gnomes, de démons et de fantômes. En lui, je voyais le divin en anarchiste bienveillant et l’avais choisi pour Ishwar*, mon image divine préférée. Mais c’est aussi un ermite solitaire lorsqu’en Yogiraj il médite dix mille ans sur le mont Kaïlash. Il porte alors le substrat du réel et veille sur le monde. Par son immobilité, il triomphe de mâyâ et établit la victoire de la conscience sur le corps et les sens. C’est sa semence spirituelle que nous aspirions par le shilom, symbole du lingam*, le phallus cosmique qui représente l’énergie à la fois créatrice et destructrice, c’est-à-dire l’univers, c’est-à-dire le connu.

Le cannabis ne produit pas d’hallucination en ce sens que l’esprit créerait des objets et des situations en lui-même, comme pendant les rêves ; au contraire, il conduit à dévoiler les choses, à décaper l’appréhension du réel prise dans une représentation seulement matérialiste, utilitariste ou banale. C’est ainsi que c’est un tapas. Il transforme l’hypnose du monde. Et, par ce mouvement, la conscience qu’il y a une hypnose reste vigilante. Et dans cet éveil, le réel est ébranlé. Nos habitudes et nos évidences sont hypnoses ; la surprise est divine.

Baudelaire en parlait comme d’une initiation à un réel nouveau qui permet de retrouver la forme des choses au-delà de leur présence. Il produit un effet de décalage qui démasque notre identification, soit à une image de nous-même, soit à la construction d’un réel qui permet au banal de dominer. Il stimule l’étonnement, une fonction d’éveil de l’esprit. Il fait rire.

Mais ce n’est pas facile de fonctionner dans cette attention modifiée, amplifiée, changeante, hypersensible qu’entraîne la consommation du charas* et de la ganja*, le haschich et l’herbe. Je laissai souvent passer les shiloms. Certains jours de fête, les babas en fument une quinzaine, et corsés, avant même que le soleil ne soit levé. Même au quart de ces doses, le cannabis n’est pas un jeu dilettante. Et je ne conseille pas d’essayer. C’est un sacrifice, un feu dans lequel le réel est immolé, et un moyen de vigilance et d’enquête. Il ne s’agit pas de s’abandonner à la somnolence que peut procurer le THC[2], mais de prendre conscience de la force de mâyâ à l’œuvre dans sa propre conscience, et de l’observer, tout en demeurant harmonieux dans le courant des événements. Succomber à l’ivresse, perdre le discernement ou négliger les bonnes manières et les règles de préséance serait une faute. Abandonner la vigilance, un échec.

Anandababa n’en était pas un consommateur assidu. Il planait sans adjuvant dans les sphères éblouies, mais il ne refusait pas un shilom et en offrait.

La consommation religieuse du cannabis étant licite, les sâdhus ont le droit d’en posséder. Nous nous approvisionnions aux magasins gouvernementaux ou à des sources moins officielles. Dans certaines régions, on trouve souvent, à côté du wine shop, le magasin d’alcool du village, une discrète boutique de bhang* : généralement un grand placard de planches couvert d’un auvent. Sur les étagères, des paquets de ganja (fleurs de cannabis) soigneusement ficelés dans du papier journal : deux kilos, un kilo, cinq cent grammes, deux cent cinquante grammes, et des plus petits encore… à très bas prix. Et dans une glacière, des boulettes de bhang à cinq roupies. Une seule de ces boulettes de feuilles de chanvre frais, hachées et fermentées, fait plus d’effet qu’une journée entière passée à fumer le charas de mauvaise qualité que l’on trouve souvent en Inde.

Mais dans d’autres régions, ces boutiques n’existent pas. Ainsi, notre tapas constitue-t-il aussi un service à la société, un lien économique avec elle et une raison d’être en son sein. Nos dévots et nos bienfaiteurs, et même des gradés de la police et de l’armée, passaient un moment avec nous et partageaient parfois le shilom. Il leur arrivait de souhaiter emporter un peu de ce qu’il contenait.

 

*

 

Le soir, lorsque nous étions seuls, sous les étoiles devant un feu de camp, ou dans une chambre devant une bougie dans un bocal, Anandababa me parlait. Il m’enseignait la philosophie de sa lignée.

« L’univers est un seul être. On l’appelle Brahman, l’Immuable. On ne peut rien dire de lui, mais pour en indiquer quelque chose — on dit qu’il est Sat* (être – existence — réalité), Cit* (conscience — connaissance) et Ananda* (félicité). »

Son enseignement édifiait une métaphysique fondée sur la conscience. Il contenait beaucoup d’étranges mots sanskrits que je n’ai pas pu totalement effacer derrière leur traduction parce qu’ils signifient souvent plusieurs choses à la fois. Les indiquer alourdit considérablement la lecture mais permet de considérer le sujet sur plusieurs niveaux qui, bien sûr, ne sont que des articulations du Un seul sans second impérial et vigilant de son éternelle et immuable unicité.

« Atman-Brahman* (l’Immuable, l’Être sans détermination, l’être le plus intérieur commun à toute chose…), avec mâyâ (la première modification de Brahman, le premier "autre", l’énergie qui met le mouvement en mouvement, l’illusion cosmique dans laquelle est produit le monde des noms et des formes), crée jiva (la vitalité, la vie, l’individu, l’homme dans une idée de "moi") et Ishwar (Dieu). Jiva et Ishwar ensemble construisent ensuite l’univers. Ishwar, l’univers objectif, jiva, le subjectif. »

Astucieuse philosophie qui trouvait la solution au problème de l’existence de Dieu en le rangeant parmi les illusions dans le rôle du monde sensible et de créateur de ce monde.

« Ishwar transforme le pouvoir de mâyâ en attribuant aux objets leurs déterminants. Il crée des différences dans la non-uniformité. Il organise un univers, la nature, le corps physique, le monde extérieur. Tout ce qui apparaît apparaît dans la dualité dont mâyâ est la cause.

« Pendant qu’il rêve, jiva (l’homme, moi) est comme un Dieu : il crée d’autres hommes, des animaux, des montagnes et même des Dieux ! Pendant l’état de veille, mâyâ crée Ishwar (Dieu, la nature, l’univers des noms, des formes et des sensations) et jiva (l’homme, la vie). Tout ceci n’est que cit, conscience. Vois cela. »

Ainsi parlait Anandababa.

Il ne s’intéressait pas à la réalité physique ou biologique. Il parlait de la conscience, de ses états, de ses formes, de sa majesté, de son rituel, du sens de ses modifications. Et cette manière de décrire le réel était aussi une méthode pour s’en libérer.

« Pour certains, le monde est un conte : il fut créé par un être qui n’est jamais né, ne fut jamais conçu, mais eut des enfants, des avatâra et toute une histoire… L’immuable n’a pas d’histoire. Pour ceux, comme toi, dont l’intellect peut se concentrer et comprendre, et pour lesquels le Brahman en tant que conscience est seulement recouvert du voile de l’ignorance, les méthodes sankhya (l’enquête intellectuelle) et vichara (la discrimination) sont judicieuses. Par l’enquête et la discrimination ont peut comprendre et atteindre l’Un sans second. »

 

*

 

Alors que nous traversions un village, un sâdhu nous rattrapa sur sa moto pour nous offrir l’hospitalité de son guru.

Nous arrivâmes à trois sur l’engin, devant un vaste hangar rectangulaire couvert et fermé sur trois côtés de plaques de tôle ondulée. Une assemblée d’une cinquantaine d’hommes présidée par un baba assis sur un takhat*, un grand lit de bois, et entouré d’une douzaine de shishya* baba, ses disciples, y séjournaient.

« Ballaknath Baba ! chuchota l’envoyé.

Son estomac formait une panse au dessus de la gamcha* plus tout à fait blanche qu’il portait autour des hanches. Le reste de son corps était plutôt fluet. Son visage avait un aspect délabré, barbe rare, blanche et hirsute, bouche tombante et furoncle au nez. Ses dreadlocks aux épaules.

Anandababa le salua en s’inclinant sur ses pieds. « Comment comparer montagne et précipice ! L’une va vers le ciel et l’autre dans les tréfonds... », se justifia-t-il en riant de son insignifiance avec une réelle gaîté. Ballaknath Baba le retint et s’inclina aussi. « Mais l’une est pourtant la condition de l’autre, » lui répondit-il en l’invitant à prendre place à côté de lui. Je me suis assis dans l’assemblée. La conversation a repris. Les shiloms passaient de main en main.

« D’où venez-vous, où allez-vous, avez-vous besoin de quelque chose ? »

Outre ce hangar, cette akhara comprenait une cuisine, un bâtiment de brique de cinq chambres, et sur sa gauche, un temple de cinq étages en construction. Une petite Toyota blanche dans la cour sous un auvent.

Anandababa et Ballaknath bavardaient. J’entendis : « Ni passion ni détachement… », « Du blé et des radis blancs… », « Une réalité que rien ne trouble... »

Un jeune homme enjamba les corps pour venir s’asseoir près de moi. Bhagwat Sharma faisait une maîtrise de lettres modernes anglaise. Il me raconta que Ballaknath Baba était né dans ce village et l’avait quitté à l’age de neuf ans pour devenir sâdhu.

« Il est revenu quarante ans plus tard, en 1997. Les gens l’ont cru, expliqua-t-il simplement. Il conseille de vivre tranquillement. Il prêche l’amour, la fraternité, la paix, l’entraide, la réconciliation entre les personnes et les communautés. À son initiative, le lendemain de la nouvelle lune de février, notre village offre un repas à tous les villages des alentours. Il assure que le mérite de nos actions fera de Kawali un lieu saint et un but de pèlerinage comme Bénarès. »

Du haut de son takhat, Ballaknath Baba écoutait ce qui se disait ici et là et alimentait les shiloms. Il déchira le bout d’un morceau de haschisch gros et long comme un doigt et le remit à un homme, sur sa droite, qui en prépara un shilom dont la cheminée était aussi ample qu’un verre d’eau. Son téléphone portable sonna. Il répondit...

Il ne jouait pas au guru. C’était un saint de village qui vivait parmi ses ouailles, animait la vie sociale, en modelait la conscience et l’ambiance, y favorisait l’harmonie. À sa gauche, suspendu au mur, le portrait d’un vieux barbu aux cheveux blancs et au regard sévère.

« Son guru ! Il devenait invisible et guérissait, m’informa Bhagwat Sharma qui avait suivit mon regard.

— Et la pluie et le beau temps, il pouvait les faire aussi ? lui rétorquai-je en le regardant de biais.

— Les villageois sont simples, me répondit Bhagwat Sharma avec grâce, mais leurs pensées sont élevées. Ils essaient d’avoir conscience que ce qui affecte l’un affecte l’autre, aussi bien ici que partout ailleurs. »

Dans l’assemblée, les arrivées et les départs se succédaient. Les hommes du village venaient en passant. Ils saluaient Ballaknath Baba puis Anandababa, puis chacun des shishya baba en portant à leurs yeux les doigts qui avaient touché les genoux de la sainteté. Enfin, assis dans l’assemblée, ils demandaient les nouvelles. Ils étaient simples, mais fraternels. Ils plaisantaient ou restaient quiets. Avant de repartir certains laissaient un billet ou deux. L’un des shishya conduisit une femme devant le lingam érigé dans la cour, et là, il lui assena sur la tête quelques coups d’un plumeau de plumes de paon en prononçant un mantra.

« Il prêche l’idéal, pas l’idole, dit aussi Bhagwat Sharma. Ce que tu fais, fais-le pour l’humanité, pas pour toi… »

Un groupe d’enfants de quatre à quinze ans arriva tout à coup, pour m’examiner de près dans un tumulte assourdissant. Apparemment, ils n’avaient pas souvent vu de Blancs. Ils réclamaient tous en même temps et de différentes manières que je les voie, les regarde, les connaisse... Que je leur donne le darshan : mon regard les regardant. Je mis mon regard dans les yeux de chacun d’eux quelques instants en prenant soin d’être présent et de ne glisser sur personne.

À la nuit tombée, une ampoule électrique suspendue à son fil éclaira soudain l’assemblée. On bénit la lumière : Om Namah Shivâya! Un homme apporta une cuvette en aluminium dans laquelle il alluma quatre grands pâtés de bouses. L’estrade et ses habitants enturbannés enveloppés des vapeurs des shiloms semblaient maintenant flotter sur les nuages que la fumée de la bouse produisait à ses pieds, et c’était, dans le monde des mortels, une image des Dieux dans leurs séjours célestes tel qu’on les voit parfois sur les fresques des temples.

Le shishya cuisinier nous servit un dîner, un autre nous conduisit à une chambre où nous trouvâmes une pile de matelas.

Le lendemain, Bhagwat Sharma et un groupe de cinq jeunes gens prétextant me faire visiter le village m’attirèrent chez l’un d’eux et m’offrirent du lait chaud et de parler tranquillement.

Plusieurs posters de Yuvraj Singh, le champion de cricket, couvraient les murs de la petite chambre qui s’ouvrait sur une remise où une Yamaha rouge était stationnée. Côté ruelle, les volets restèrent clos. Nous étions installés sur un grand lit de bois couvert d’un mince matelas. L’édredon enroulé fit un traversin qu’ils m’allouèrent.

« Pourquoi es-tu sâdhu ? Est-ce que tu crois en moksha* ?

— Baba life moksha hai. Pour moi, la libération, c’est être sâdhu. »

Je sortis l’Astâvakra Samhitâ de mon sac et lus :

 

Tout ce qui existe est dans l’être. C’est ce qu’on sait lorsqu’on n’est plus personne et qu’on ne possède rien[3].

 

Atchaaa* ! admirèrent-ils sur tous les tons.

« Mais cela, le sais-tu ? me demanda Bhagwat Sharma.

— J’y pense et puis j’oublie, avouai-je. Je suis novice. » L’un d’eux prépara une sorte de shilom en introduisant du haschisch dans un bidi* décapité. « Les anciens ne fréquentent pas les jeunes », dit-il pour justifier qu’ils ne fumaient pas à la akhara.

« Tout le monde fume donc ici ? »

Ils répondirent en rigolant :

« Oui.

— Pas tous. Les hommes seulement.

— Il y en a qui jouent aux cartes.

— Le blé pousse tout seul. »

Si ce village compte deux mille habitants, la moitié sont des femmes ; moins deux cent cinquante enfants de moins de seize ans, moins deux cent hommes qui jouent aux cartes, cela fait cinq cent cinquante hommes qui fument du cannabis. Le quart de la population, calculai-je.

« Et les femmes ?

— Parfois elles prennent du bhang.

— Et c’est ainsi dans tous les villages ?

— Partout, je ne sais pas, mais dans l’Haryana, le Panjab, le Madya Pradesh, l’Uttar Pradesh et le Bihâr, là où c’est hindou, oui. »

Une population de plusieurs centaines de millions de personnes.

Nous avons parlé du riz transgénique et de la dernière astuce de Monsanto : « Conformément à la loi, ses semences ne sont pas stériles, mais si on replante le riz qu’on a récolté, beaucoup de grains ne germent pas… » rapporta l’un. « On ne peut pas se permettre de perdre vingt pour cent de la récolte, » expliqua l’autre. Le père d’un des garçons avait acheté un buffle américain. Ils ne manquaient pas d’eau. Les récoltes étaient abondantes depuis de nombreuses années.

Ils me firent visiter le village. Ruelles pavées, maisons cubiques, portails ouverts et les omniprésentes galettes de bouses collées aux murs. Un hall pour les mariages. Un atelier de menuiserie. Un quartier paria* aux maisons de film plastique ou de pisé. Un bassin de décantation planté de nénuphars… Dans un abri couvrant la tombe et le portrait encadré et enguirlandé d’un baba — son samadhi* — Bhagwat Sharma me confia : « Nous les vénérons comme des saints sacrés après leur mort, mais nous les honorons seulement comme des saints pendant leur vie. » Et devant le temple : « Le pujari est un employé, un serviteur du culte, Ballaknath Baba est un saint. » Chez le coiffeur, la petite akhara de la plaisanterie et du rire, je n’ai pas réussi à suivre les conversations et à saisir les jeux de mots qui fusaient.

C’est là que Ganesh Sharma, le professeur de science du collège, voulut me confier un secret et me kidnappa à son tour. Il me conduisit près de ses champs pour me confesser qu’il prenait, jadis, les babas pour des voleurs et des menteurs et n’allait que très rarement à l’assemblée de la akhara.

« Mais un jour, Ballaknath Baba m’a donné vingt mille roupies en précisant : "Ne m’en parle pas tant que je ne t’en parle pas." J’étais pauvre alors. Vingt mille roupies est une très grosse somme pour quelqu’un qui n’en a pas mille devant lui. Ensuite j’ai eu beaucoup de chance et j’ai gagné plus de cent mille roupies pas an.

— Atchaaa ! » fis-je dans l’émerveillement.

Ballaknath Baba œuvrait aussi discrètement au bonheur matériel de ses ouailles : je découvrais une fonction du saint de village que j’ignorais.

Ganesh Sharma arracha un long radis blanc, le lava et me l’offrit. Son secret : un soir, il est allé à la akhara. « Il y avait trois autres hommes, précisa-t-il… Ballaknath Baba alimentait un feu avec du petit bois. Il était en colère. "Rentrez chez vous", nous a-t-il lancé d’un air maussade. Et il s’est enfermé dans sa chambre. Mais nous sommes restés devant sa porte et un peu plus tard, alors qu’il n’en était pas sorti, nous l’avons vu venir de la route. »

Le guru précédant devenait invisible et guérissait ; celui-ci traversait les murs sans se faire remarquer.

« Pourquoi est-ce un secret ?

— Parce qu’on ne me croirait pas, si je racontais cela. »

Il y avait pourtant quatre témoins à ce prodige, mais je n’y croyais pas non plus. Pourquoi Ballaknath était-il invisible en sortant et visible en rentrant ? Personne ne traverse les murs sans se faire remarquer.

 

*

 

J’ai retrouvé Anandababa au milieu des champs. Ici et là des maisonnettes de briques abritaient de puissantes pompes à moteur jouxtées de bassins cimentés. Nous nous sommes assis sur un lit de corde trouvé dans l’une d’elles. Le bord des parcelles avait été creusé pour dessiner un ingénieux système de canaux permettant d’inonder précisément telle ou telle surface.

L’odeur de chlorophylle et de thym poivré du jeune blé et de la terre tiède parfumait l’air enluminé de cris d’oiseaux, lointains, du bourdonnement des mouches, tout près. La vitalité des épis drus et verts dans les yeux.

« Comment est-ce que tout a commencé, selon vous ou dans votre mythologie, Babaji ?

— Tat sristvâ tad evânuprâvishtat. Selon la Taittirîya Upanishad, "Ayant projeté l’univers, il y pénétra." C’est pourquoi il est Vishvam, Tout, expliqua Anandababa.

— Qui est ce il ?

— Dans le Prashna upanishad, on dit que Brahmâ, le Créateur, désireux de procréer, accomplit des austérités sous forme de méditation. C’est ensuite qu’il créa la première paire, Rayim et Prâna, matière et énergie, puis lune et soleil, nourriture et mangeur. Ça commence au deux.

— Et qui a créé Brahmâ ?

— L’Atman* (Soi-même) était seul. Sa première parole fut "je suis", mais il n’en éprouvait aucune jouissance. Il ne connaissait nul autre en dehors de lui. C’est pourquoi il désira être deux. Le deuxième était l’objet du désir qui, peu après, prit de multiples formes.

— Et qui a créé ce Soi-même qui ne pouvait pas supporter la solitude ? »

La Lune presque pleine apparut dans le ciel bleu pâle de l’après midi. Le soleil se penchait sur l’horizon pour écouter…

« Tout ceci est Brahman*. Et tu es lui. C’est toi, Prassadji, il, le Créateur et le créateur du Créateur. Tu projettes un univers puis tu y pénètres et tu distingues la lune du soleil, la nourriture et celui qui la mange, le désir et l’objet du désir.

— Reconnaître en tout une manifestation de soi-même, cela doit inspirer beaucoup de tolérance, Babaji. »

Il éclata de son rire tonitruant. Un tracteur passa en pétaradant. Un garçon traversa les champs sur sa moto pour aller démarrer une pompe. Un char à bœuf glissa en silence sur la ligne d’horizon. Puis le soleil disparut et le noir de la nuit recouvrit toutes choses.

« Et vous, que dites-vous, Guruji ? Comment cela a-t-il commencé ?

— L’ignorance est sans commencement puisque c’est elle qui a fait commencer le temps.

« Avant qu’il n’y ait la projection d’un monde, le Brahman sans second existait seul. À travers mâyâ (la différenciation), il devint Ishwar (Dieux) et le monde, et il y pénétra comme jiva (le moi de l’individu dans la relation sujet-objet.).

« Et jiva vénéra les Dieux.

« Mais jiva eut le désir d’enquêter sur sa propre nature. Les rishi découvrirent que lorsque, par la recherche et la réflexion, mâyâ est conçue, reconnue et discriminée, seul reste Atman (le Soi-même, la conscience sans différenciation).

« Ils appelèrent cette conscience résidant dans sa propre nature, libération. Ils appelèrent les autres consciences soumission, servitude, Samsâra* (succession de naissances), mâyâ (illusion, méprise). La servitude est produite par le manque de discrimination et disparaît avec la discrimination, comme la lumière fait disparaître les ténèbres. Le principe conscient est la seule réalité. Dans la conscience, le sujet est un objet de pensée comme les autres choses. So’ham, Je suis Cela.

« Atman (Soi-même) est à la fois conscience de l’ego, du mental, des sens et leurs objets, et la conscience Témoin de tout cela.

« Les actions du mental sont faites de deux types de modifications en succession : intérieures et extérieures. Les modifications internes prennent la forme de Je. Les modifications externes prennent la forme de Cela et lui révèlent les choses extérieures. Les choses extérieures sont connues par les cinq sens et le mental.

« La conscience qui révèle en même temps le percevant, la perception et l’objet extérieur, on la nomme Témoin ou conscience Témoin (turîya).

« Les objets sont en dehors du corps, l’ego est à l’intérieur. Mais la distinction entre intérieur et extérieur ne s’applique qu’au corps, pas au témoin, ni à l’Atman. »

Anandababa me conduisait et me guidait dans ce système de concepts étranges où un même mot évoque une fonction du cerveau, définit un état, appelle une forme de conscience et convoque une expérience. Il s’appuyait sur les trois états de conscience que nous connaissons (veille, rêve, sommeil profond) pour en révéler un quatrième… Témoin des trois autres, transcendant les trois autres, toujours présent, immuable, évident, couvert du voile des apparences…

« Pendant les rêves, la conscience n’est pas distincte de son objet. Elle est le rêve. Comme un rêve, ce monde est une apparition sur l’immuable Brahman. Pendant le sommeil profond, la conscience est dans l’ignorance de son état (endormie). Pendant l’état de veille, les perceptions changent, des pensées apparaissent et disparaissent. Une conscience perçoit ces états, toujours la même. De même, le Brahman reste immuable bien que mâyâ projette un monde. Le réel est une tromperie. Etad Âtmyam idam sarvam, Tout ceci est le Soi-même de Cela.

« La Saraswati Sampradaya[4] cherche et reconnaît cette conscience, témoin unique de toutes les créations intérieures et extérieures du mental.

— Atcha ! »

Que me dit l’Astâvakra Samhitâ aujourd’hui ?

 

Vois que les formes des choses ne sont que les choses et réellement rien d’autre. Alors, en un instant, libéré de tout lien, tu seras dans ta vraie nature. [9, 7]

 

J’y étais parfois. Mais un instant seulement.

Nous sommes repartis deux jours plus tard.



 



[1] Quatre états de conscience : veille, rêve, sommeil profond et turîya, le quatrième état de conscience transcendant les trois autres.

[2] Tétrahydrocannabinol, composant actif du cannabis.

[3] Les citations de Astâvakra Samhitâ, parfois dans la traduction d’Alain Porte, Les paroles du Huit-fois-difforme, édition de l’Éclat, 1996, parfois traduite par l’auteur de la traduction anglaise de Swami Nityaswarupananda, Advaita Ashrama, Calcutta, 1998.

[4] L’école à laquelle il appartenait.